Par Mathieu Reguerre, Responsable de l’équipe des composants volants, et Benoît Gagnaire, cofondateur d’Airseas
Nous avons reçu une mission unique en son genre : prendre une nouvelle technologie, un kite géant automatisé capable de tracter des navires commerciaux et développé en utilisant l’expertise de pointe du secteur aéronautique, et l’appliquer au monde maritime.
Le rôle qui est toujours le nôtre a été de tester à partir de début 2022 le premier système Seawing et tous ses composants en conditions réelles à bord du navire roulier Ville de Bordeaux, affrété par Airbus, le client de lancement d’Airseas. Propriété de Louis Dreyfus Armateurs, le navire transporte des composants d’avions entre l’Europe et les États-Unis.
Tester une technologie innovante allait nécessairement apporter son lot de défis techniques. Le fait que nous devions programmer nos essais tout en respectant les contraintes opérationnelles d’un navire commercial très occupé, ce qui signifie des délais à respecter et des fenêtres limitées pour effectuer les essais, constitue un défi supplémentaire. Et nous devons faire tout cela au milieu de l’océan Atlantique, avec des installations limitées et une équipe technique réduite.
Les essais en mer, aussi difficiles soient-ils, sont essentiels. Dès le départ, nous étions convaincus que la technologie sous-jacente à Seawing était robuste et fiable après une modélisation et des essais approfondis à terre, mais nous devions effectuer les premiers vols grandeur nature en mer, en mettant le système à l’épreuve dans une variété de conditions pour garantir sa sécurité et son comportement. De plus, malgré les contraintes opérationnelles, tester le Seawing sur le navire même où il sera déployé nous a permis de nous assurer que le système sera bien adapté aux besoins de l’équipage et de la compagnie.
Jalons techniques
La clé de nos premiers succès est notre approche « sécurité d’abord », avec des protocoles clairs basés sur nos années d’expérience dans l’industrie aérospatiale.
Notre équipe d’ingénieurs et de mécaniciens est diversifiée, combinant des travailleurs expérimentés et des jeunes diplômés, avec des antécédents dans les secteurs maritime et aéronautique. Certains d’entre nous ont travaillé chez Airbus pendant plus de dix ans. Nous connaissions les ficelles des essais en vol, mais c’était l’occasion de mettre en pratique notre expertise dans un tout nouveau contexte : sur un navire naviguant dans l’océan Atlantique.
La première phase consistait à valider les étapes complexes liées au pliage et au dépliage de l’aile, ce qui a nécessité des essais approfondis des composants matériels et logiciels pour s’assurer qu’ils continuaient à fonctionner ensemble de manière cohérente en mer.
Voir le Seawing voler au mât pour la première fois a été un moment d’immense fierté pour l’équipe, et la première d’une longue série de récompenses pour l’énorme quantité de travail que représentent ces tests. À elle seule, cette expérience a permis de valider de nombreux choix de conception qui ont été brevetés pour notre système.
Peu après, nous nous sommes attaqués à la partie la plus délicate des tests : le décollage et l’atterrissage. Il s’agit de deux processus très dynamiques. En pratique, nous lançons un objet volant à partir d’un objet navigant, en compensant les mouvements de tous les côtés et dans toutes les directions – comme les vagues en haute mer et les turbulences à basse altitude. Après le vol, nous devons nous assurer que le Seawing atterrit en douceur et avec précision sur une cible mobile : la proue du navire, qui oscille sur les vagues et génère de fortes turbulences et des mouvements. En réalité, cela n’est pas différent du lancement d’un avion à partir d’un porte-avions !
Nous avons franchi ces étapes avec succès grâce à l’engagement et à l’ingéniosité des équipes à bord. Par exemple, l’équipe savait qu’il y aurait trop de mouvement sur l’axe vertical pour déployer l’aile. Une solution à court terme liée à l’aile était prévue, mais à un moment donné, il est devenu évident qu’elle ne suffirait pas. L’équipe a décidé de développer une solution à long terme sur mesure, basée sur une rotation automatique du treuil principal. Cette solution devait être mise au point après quelques mois, mais en l’espace de deux semaines de navigation, nous avons rapidement développé une solution qui a prouvé son bon fonctionnement depuis, et qui nous a permis d’élargir notre fenêtre de test.
Pour résoudre les problèmes et relever les défis, l’équipe bénéficie du soutien technique de nos collègues à terre, mais doit faire preuve d’ingéniosité pour résoudre les problèmes avec les articles et les outils disponibles à bord. Adapter et modifier le système est bien plus difficile au milieu de l’Atlantique ! L’équipe a fait preuve d’une grande ingéniosité pour résoudre les problèmes afin de poursuivre les essais, et les séjours dans les ports sont l’occasion d’effectuer des modifications plus importantes.
Aujourd’hui, nous sommes fiers de pouvoir dire que nous avons réussi à faire voler ce produit, avec la plupart des défis techniques les plus difficiles derrière nous et avec la conviction que nous avons le bon produit. À l’avenir, nous sommes impatients de tester le système dans un plus large éventail de conditions et d’affiner le système d’automatisation du vol. Comme pour les essais d’un nouvel avion, il faut des conditions météorologiques strictes pour effectuer le premier vol. Nous élargirons l’ « enveloppe de vol », c’est-à-dire l’éventail des conditions dans lesquelles nous testons le système. C’est important pour optimiser le comportement et les performances du Seawing dans diverses conditions.
La vie en mer
D’un point de vue plus personnel, ces essais en mer ont également constitué une immersion totale dans les réalités de la vie en mer. La plupart d’entre nous n’étaient jamais montés à bord d’un navire commercial auparavant. L’équipe a fait l’expérience directe de nombreuses réalités auxquelles les marins doivent faire face tout au long de leur carrière. Beaucoup d’entre nous ont d’abord eu le mal de mer. La fatigue s’est souvent installée, et nos amis et nos familles nous ont manqué.
Le côté positif a été la véritable coopération qui a émergé entre notre équipe et celles de Louis Dreyfus Armateurs. Ils nous ont vraiment soutenus et nous ont aidés à trouver des solutions pour nous permettre de mener à bien nos essais tout en respectant leurs contraintes opérationnelles. Nous tenons à les remercier pour leur soutien tout au long de ce parcours. Nous remercions également notre client Airbus, dont le service transport et logistique travaille en étroite collaboration avec nous au quotidien pour faciliter notre logistique et nous communiquer rapidement tout changement de planning.
Malgré les défis humains et techniques, nous sommes motivés par le sentiment de faire quelque chose d’important pour la planète, aujourd’hui et pour les générations à venir. Nous avons des enfants qui devront faire face à d’énormes défis liés au changement climatique et à la protection de l’environnement. Pouvoir utiliser nos connaissances en aéronautique pour aider à réduire les émissions dues au transport maritime est la façon dont nous pouvons contribuer à changer les choses pour le mieux, et c’est vraiment important pour nous.
Les essais en mer visent à accomplir quelque chose de nouveau et d’important. Le déploiement du Seawing est ambitieux, mais il est réalisable avec l’expertise adéquate, et il en vaut la peine – la crise climatique exige ce genre d’ambition. Et nous sommes fiers que notre équipe soit en première ligne pour en faire une réalité aujourd’hui.